La mécanicienne de locomotive aguerrie Tommy Vohs a connu un nombre stupéfiant d’incidents au cours de sa carrière de 30 ans. Chaque incident a son propre impact à long terme. Nous avons demandé à Tommy de partager son histoire avec nous dans l’espoir de corriger certaines idées fausses sur les trains. Nous voulons également que les Canadiens comprennent l’impact durable que les incidents ferroviaires ont non seulement sur les victimes, mais sur les équipes de train et les premiers intervenants. Voici l’histoire de Tommy, dans ses propres termes… La première fois
J’ai eu mon premier accident quand j’avais 21 ans, heurtant un garçon de 11 ans en roulant à 130 km/h sur un pont de 15 mètres. J’étais à l’avant dans la cabine du Budd Car avec le conducteur quand nous l’avons heurté. Il y avait deux garçons sur le pont ce jour-là, mais comme par miracle, l’un d’eux a sauté du pont à temps et l’autre gentil petit garçon est mort peu de temps après que je l’ai heurté. J’ai couru près d’un kilomètre sur la voie pour me rendre au pont, terrifiée à l’idée de ce qui m’attendait. Ses blessures étaient nombreuses et se sont révélées fatales, mais je me suis quand même approchée le plus possible pour le réconforter. Il était douloureusement évident qu’il n’allait pas s’en sortir, et il n’a fallu que quelques minutes pour qu’il rende son dernier souffle. Quand la police et l’ambulance sont finalement arrivées, j’avais l’impression que mes pieds ne touchaient pas le sol. C’était tellement irréel. Après avoir noté l’information, ils m’ont dit que je pouvais y aller et j’ai grimpé jusqu’au pont et marché sur la voie jusqu’au train. Cette nuit-là, j’ai fait mon premier cauchemar. Ce fut un point tournant dans ma vie. Je pensais à ce garçon tous les jours et j’aurais tellement voulu dire à ses parents que j’étais avec lui quand il est mort. Qu’il n’était pas seul. Le contrecoup des accidents est le suivant :
Qu’est-ce que j’aurais pu faire, si seulement… comme si j’avais un contrôle quelconque sur la situation.
Les gens qui ne font pas attention posent un vrai problème
Les quatre accidents suivants impliquaient des véhicules aux passages à niveau et des gens qui ne faisaient pas attention. Les deux premiers ont eu lieu au même passage à niveau, à Stratford, à un an d’écart. Une petite balayeuse de rue a fait demi-tour devant nous et nous l’avons heurtée de plein fouet. Le conducteur avait de graves blessures aux jambes, mais nous ne roulions qu’à 8 km/h. Un an plus tard, une voiture s’est arrêtée à ce passage à niveau, le conducteur a regardé des deux côtés et a avancé devant nous. Heureusement aussi pour lui, nous allions lentement, entrant en gare. Sa voiture était une ruine et le conducteur était gravement blessé, mais vivant. Quand je l’ai sorti de la voiture, je lui ai dit que je l’avais vu s’arrêter et regarder. Blessé, il a haleté qu’il ne nous avait pas vus. C’est un réel problème : les gens regardent, mais ils ne voient pas. Ils regardent vraiment bien, mais comme il n’y a peut-être jamais eu de train avant, ils n’attendent même pas avant d’avancer.
L’impact durable de l’implication dans un incident
Les deux accidents suivants (le quatrième et le cinquième) ont entraîné des blessures non mortelles. Les victimes ont eu beaucoup de chance. Leurs véhicules étaient des pertes totales, mais dans les deux cas, elles ont été projetées à l’extérieur. Peu de gens peuvent dire qu’ils ont survécu à une collision avec un train roulant à 130 km/h sans subir de blessures graves. Mais je souffrais de plus en plus. Cette course vers la scène était marquée par l’anxiété et la peur. Je me mettais à trembler chaque fois que le train s’arrêtait. J’avais de la difficulté à dormir à cause des cauchemars, qui me faisaient sortir de la maison et rester au beau milieu de la rue en secouant violemment la tête. Je n’arrivais plus à me calmer ou à dormir. En fait, j’attendais que le prochain horrible incident se produise. Ça devenait de plus en plus difficile pour moi. J’étais tellement à cran. Chaque fois que je sentais que nous freinions à un endroit inhabituel, j’étais prête à sauter du train et à me précipiter vers le scénario horrible et violent qui m’attendait. On appelle ça de l’hyper-vigilance, et c’était devenu mon état habituel. Ça prend énormément d’énergie. À ce moment, je ne réalisais pas l’effet que ces événements avaient sur ma vie personnelle. Je devenais plus irritable et je me mettais plus facilement en colère. Je ne parlais pas des accidents en détail… comment aurais-je pu ? Je risquais de ne pas pouvoir remettre mes émotions dans la boîte ou je les avais enfermées. J’essayais de prétendre que ça n’était jamais arrivé et je commençais à oublier les détails. Je croyais que ça marchait… faire semblant. Mais les graines plantées par chaque accident commençaient à germer, et elles utilisent beaucoup d’énergie pour le faire. Il y avait beaucoup d’éléments déclencheurs. C’était devenu trop difficile de sortir de la maison. Et si quelqu’un me posait des questions sur ce que j’avais vécu ? Si je m’effondrais émotivement ? C’était devenu plus facile de me couper de mes amis et de ma famille et de vivre seule avec ma douleur.
Ils pensaient qu’ils pouvaient y aller
En mars 1993, j’étais dans un train de VIA qui se rendait à l’est de London, en Ontario. Un train de marchandises venant de l’ouest était à l’arrêt, attendant que nous dégagions la voie qu’il allait emprunter. Nous sommes arrivés à un important passage à niveau doté de dispositifs d’avertissement automatiques, lumières, sonneries et barrières, à 130 km/h et avons heurté la sixième voiture venant du nord qui contournait les barrières. Je crois qu’ils avaient vu le train de marchandises à l’arrêt et pensé qu’ils pouvaient y aller. J’ai entendu les freins d’urgence et j’ai eu peur. Les mécaniciens ont lancé l’appel radio d’urgence disant que nous avions heurté un véhicule. Quand le train s’est arrêté, j’ai sauté et je me suis mise à courir vers le passage quand le mécanicien m’a dit de revenir parce que nous avions traîné la voiture avec nous. Il y avait un homme à l’intérieur. Le train avait heurté son véhicule juste derrière son siège, le poussant dans le volant. Quand je me suis penchée dans la fenêtre fracassée du conducteur, j’ai pu constater la gravité de ses blessures. Il était à moitié mort. Je m’en souviens si clairement. Un porte-clés était accroché au rétroviseur avec la photo d’un gros bébé habillé en rose. Je lui ai dit que l’aide arrivait et qu’il devait penser à la prochaine fois où il verrait ce bébé. Quand je me suis rapprochée, j’ai vu qu’il avait des morceaux de la vitre brisée dans la main et qu’il les frottait avec ses doigts, enfonçant le verre encore plus profondément. Il était inconscient. Il y avait du sang sur tout le col de sa veste parce que l’arrière de sa tête avait été écrasé sous l’impact. La voiture était trop pliée pour que nous puissions le sortir alors nous avons attendu et attendu que les pompiers parcourent le kilomètre sur la voie avec leur équipement d’urgence. Le temps passait très lentement, et il est dévastateur de regarder quelqu’un s’éteindre doucement sans pouvoir rien faire. Toute l’équipe était de retour au travail le lendemain.
Un film qui défile dans votre tête 24 heures sur 24
Ces choses que vous voyez sont comme un film qui défile dans votre tête 24 heures sur 24. Vous n’arrêtez pas de revoir nettement les images. Vous voyez leurs visages avant, pendant et après. Vous pouvez entendre le choc écœurant et sentir ce qu’il reste d’eux. Je ne savais plus où j’étais ou qui j’étais. J’avais de sérieux problèmes. Je ne communiquais pas. Je ne partageais pas. J’étais incapable de maintenir une relation. Je ne m’en sortais pas. Je me posais des questions sur ma santé mentale et je me demandais combien de temps j’allais tenir.
On pouvait voir que quelqu’un l’aimait. Il portait une alliance et sa chemise à carreaux était repassée.
C’était en février 1998, une belle journée fraîche, claire et ensoleillée, quand un vieil homme, pour des raisons que nous ignorons, a foncé dans le côté de notre train Amtrak à destination de Chicago, heurtant la locomotive. C’était à Stratford, une fois de plus, à un passage à niveau doté de voyants lumineux, mais sans barrière. Quand j’ai couru vers le passage, j’étais terrifiée à l’idée de voir « ÇA ». Quelques personnes s’étaient rassemblées, mais elles ne faisaient rien. J’ai regardé dans le camion et j’ai vu son chien mort par terre. Il y avait des autocollants disant « On t’aime grand-papa » sur le tableau de bord. L’impact de la collision l’avait propulsé par la fenêtre latérale de sa camionnette et envoyé avec le moteur environ 15 mètres plus loin, où il gisait sur le ventre dans un fossé. Il était sorti si vite par la fenêtre que son pantalon et ses sous-vêtements étaient baissés… une autre humiliation à supporter. On pouvait voir que quelqu’un l’aimait. Il portait une alliance et sa chemise à carreaux était repassée. Il venait probablement de se faire couper les cheveux parce qu’il avait des bouts de cheveux dans les oreilles. Je l’ai remarqué parce que du liquide en sortait, un signe que la fin était proche. Une infirmière est venue aider et nous nous sommes regardées, sachant ce qui se passait. J’ai enlevé mon manteau pour le recouvrir, tentant de cacher sa nudité aux curieux. Et je lui ai parlé et je lui ai tenu la main quand il a rendu son dernier soupir. Je sais qu’une partie de moi est morte avec lui à ce moment. C’est l’impression que j’avais. J’ai souvent pensé à lui et au moment où la police est allée chez lui et le monde d’une petite vieille femme a été bouleversé. Elle ne savait pas que j’avais été avec lui. Elle ne savait pas qu’il n’avait pas été seul. Sa femme, ses enfants et ses petits-enfants ont été privés de cette relation. C’est très triste. Pourquoi nous est-il rentré dedans ? Les voyants lumineux fonctionnaient, des gens l’ont confirmé. Pourquoi les gens ne font-ils pas plus attention ? Un si grand nombre de ces accidents sont tout à fait évitables. De si nombreuses vies sont perdues en vain et des familles sont déchirées.
Je ne pouvais plus supporter la peine et la douleur
En novembre 2010, je conduisais un train de marchandises du CN de 11 000 tonnes et 5 000 mètres quand j’ai heurté un camion transportant des roches dans une remorque à ciel ouvert. Le conducteur n’avait pas porté attention au signal et ne s’était pas arrêté. Mon train transportait des marchandises dangereuses. Dans les secondes précédant la collision, j’ai pensé à tous les gens de la ville autour de nous qui pourraient être tués si le train déraillait. J’ai pensé à tous les gens d’avant, tous les visages de ceux qui étaient morts, et c’est là que j’ai senti que quelque chose se brisait. Je ne pouvais plus le supporter. Je ne pouvais plus le faire. Je ne pouvais plus supporter la peine et la douleur. J’ai été en congé pendant un an et demi et, au cours de cette période, j’ai finalement trouvé le courage de parler de tous les accidents et de la douleur. L’unité des incidents traumatiques au travail du CAMH m’a sauvée. Ça n’a pas été facile et je ne savais pas si je pourrais remonter dans un train un jour, mais je l’ai fait. Je dois féliciter le CN d’avoir été si compréhensif et patient. Quand j’ai décidé de retourner travailler, ils m’ont laissée aller à ma propre vitesse jusqu’à ce que je sois prête.
Chaque nuage noir cache un soleil
Si je n’avais pas heurté le camion de transport, est-ce que j’aurais été chercher l’aide dont j’avais besoin ? Pendant mon congé, j’ai développé
un amour pour la photographie et j’ai connu un succès international. J’ai obtenu de l’aide et développé une passion. Les quasi-accidents font
partie de ma profession. Ils me troublent toujours. C’est normal. Ce qui n’est pas normal est de ne pas réagir. Les choses sont différentes pour moi maintenant — je ne suis pas esclave de mon passé. Je ne suis pas anéantie pendant des jours après un quasi-accident ou un accident, j’utilise l’aide offerte par VIA Rail, qui reconnaît le sérieux des quasi-accidents et des accidents et qui s’engage à nous fournir toute l’aide dont nous avons besoin. Il y a un soutien par les pairs et d’autres ressources pour nous aider. Ça fait toute la différence. J’ai de la chance de travailler avec une équipe de direction compatissante. De plus, je me suis récemment jointe à l’équipe d’Opération Gareautrain. Je veux sensibiliser les gens à la sécurité ferroviaire.
Mon message de sécurité ferroviaire aux Canadiens
S’il vous plaît, soyez attentifs. Vous devez à vous-mêmes et à vos familles de prendre quelques secondes supplémentaires pour regarder des deux côtés, pour porter attention aux dispositifs et aux signaux d’avertissement aux passages à niveau. Les voies ferrées sont faites pour les trains, pas pour l’escalade ou les raccourcis. Les gens ne veulent pas se faire heurter par un train quand ils contournent les barrières ou n’attendent pas qu’elles soient relevées. Pourtant, ça arrive beaucoup trop souvent. Dites à vos enfants qu’on ne peut pas entendre un train, surtout quand on a des écouteurs dans les oreilles. Une locomotive pèse aussi lourd que 200 camionnettes. Imaginez qui va gagner ?! Et il y a des gens qui conduisent ces trains qui n’oublieront jamais votre erreur. Des gens comme moi qui portent le poids de ces vies perdues à jamais. Voilà. Tous les détails sordides. J’ai autant écrit parce que c’est une thérapie pour moi et une bonne façon de me recentrer. Même si ça ne change rien au passé, ça ne contrôle pas mon avenir. Merci de m’avoir permis de m’exprimer sur cette question très importante.